25
January
2024
À l'heure où le tricot s'affirme comme une activité en constante mutation, reflétant les évolutions sociétales et les nouvelles tendances, il est essentiel de se pencher sur son parcours. Après avoir exploré les prémices du tricot moderne d’un point de vue technique dans un précédent article, au travers de l’histoire d’Elizabeth Zimmermann, nous exposerons ici les données d’une étude Ipsos datant de 2007 et mentionnerons les transformations majeures du tricot « augmenté » et « connecté ». Des premières notions de transmission des valeurs familiales à l'avènement de plateformes numériques telles que Ravelry, plongeons dans l'univers du tricot, reflet d'une créativité en perpétuel mouvement et d'une connectivité qui transcende les frontières.
Lors de mes recherches bibliographiques sur la pratique actuelle du tricot, la communauté et les changements d’usages depuis l’avènement des réseaux sociaux, je me suis aperçue que peu de données existaient en France. Plusieurs publications internationales concernent les bienfaits du tricot dans la gestion du stress et de la maladie [et je me ferai un plaisir de rédiger un jour un dossier détaillé à ce sujet, bien que les données ne reflètent que de faibles échantillons de personnes, n’aboutissant donc qu’à des conclusions partielles, NDLR]. Il existe toutefois un rapport de l’Ipsos (société internationale de recherche en études de marché) titrant "Vers un retour du tricot", datant de 2007 et faisant état de la perception du tricot par la population française. La taille de l’échantillon interrogé n’est pas mentionnée dans l’étude et ne concerne pas les tricoteurs et tricoteuses directement, mais voici un aperçu de ce qu’on peut y apprendre.
L'étude Ipsos révèle que plus d'un Français sur deux (54%) a déjà pratiqué le tricot, une activité traditionnellement associée aux femmes (76%). Bien que la pratique soit plus fréquente chez les personnes plus âgées, aucune tranche d'âge n'y échappe. En 2007, année de la publication de ce rapport, le tricot restait une activité peu développée, avec seulement 8% de Français continuant à tricoter. Cependant, 55% exprimaient leur volonté d'apprendre à tricoter s'ils en avaient l'opportunité.
Il y a 15 ans, le tricot était perçu comme un moyen de transmission des valeurs familiales, avec 76% des Français considérant cette activité comme conviviale, propice à l'échange et à la transmission des savoirs. L'initiation au tricot se faisait généralement en famille, principalement par la mère (63%) ou la grand-mère (33%).
Le tricot était déjà perçu comme une possibilité de singularisation, permettant d'affirmer sa personnalité et d'échapper à l'uniformisation de la société. Il était vu par les personnes interrogées comme une activité créative (89%) et permettait de personnaliser sa tenue (81%). Cet art de la laine était en outre perçu comme une activité permettant de prendre son temps et de se détendre dans une société où la pression de la productivité est élevée. Il semble d'ailleurs que cette perception s'est probablement intensifiée depuis 2007, en ces temps de crise économique et suite à la pandémie de 2020.
Bien que le tricot soit pratiqué par une minorité, une majorité de Français (56%) anticipaient déjà un renouveau de cette activité en 2007, notamment les femmes (70%). Ce renouveau était également observé chez ceux qui tricotaient à cette époque (85%). L'étude souligne l'intérêt croissant du monde de la mode pour le tricot, illustré par l'augmentation des collections de mailles. En effet, cet engouement pour le tricot, des défilés de mode aux boutiques de prêt-à-porter, initié notamment par Sonia Rykiel, s’est intensifié depuis le début des années 2000. On peut notamment souligner le succès de la marque Sézane, fondée en 2013 par Morane Sézalory, qui a su capitaliser sur cette popularité notable et croissante du tricot dans la mode contemporaine, renforçant ainsi leur image axée sur la durabilité et le savoir-faire artisanal.
L'évolution des mentalités est mise en évidence dans l’étude d’Ipsos, avec une acceptation croissante des hommes envers le tricot, traditionnellement considéré comme une activité féminine. En effet, en 2007, 30% des hommes avaient déjà tricoté une fois dans leur vie, et 51% exprimaient le désir d'apprendre. Les femmes approuvaient bien évidemment cette évolution, avec 47% d'entre elles jugeant sympathique qu'un homme tricote. Sur ces chiffres, on peut toutefois s’interroger sur le nombre de personnes ayant répondu à l’enquête et à la pertinence de cette affirmation, car en 2024, la part des tricoteurs sur les réseaux sociaux reste extrêmement faible. Je l’estime à 2 à 3% d’après les statistiques observées sur mon compte instagram, avec plus de 10,000 abonnés.
Les femmes de 25-35 ans étaient particulièrement touchées par la "fièvre du tricot", avec 69% ayant déjà tricoté et 83% exprimant le désir d'apprendre. Le tricot était perçu comme une activité déstressante par 88% d'entre elles, soulignant son attrait dans une période de vie où de nombreuses responsabilités sont à gérer (fin des études, recherche d’emploi, maternité).
En conclusion, l'étude Ipsos de 2007 met en lumière un potentiel de croissance du tricot en France, soulignant son rôle de transmission des valeurs familiales, de moyen de singularisation, et son adaptation aux évolutions des mentalités. Cette mutation, prévisible au vu des statistiques présentées, s’est sûrement avérée plus forte que l’on ne pouvait l’imaginer. Pourquoi ?... Parce que 2007 est une année importante pour la communauté du tricot. Il s’agit de l’année de la sortie de la plateforme Ravelry !
Lancé en 2007 par Jessica et Casey Forbes, Ravelry est une plateforme en ligne devenue centrale pour les passionné·e·s du tricot et du crochet. Initialement conçu comme une base de données de modèles, le site a évolué pour offrir une gamme complète de fonctionnalités, permettant aux utilisateurs de partager des projets, d'échanger dans des forums, et de constituer des bibliothèques virtuelles de laine et de patrons. La plateforme a favorisé la connectivité au sein de la communauté mondiale du fil, offrant un espace numérique où les amateurs peuvent partager leur passion, trouver de l'inspiration et accéder à une multitude de patrons et de conseils, contribuant ainsi à la promotion de l'artisanat du fil à l'échelle mondiale.
Cette vitrine des travaux des tricoteurs et tricoteuses passionné·e·s est devenu une opportunité incroyable pour tous·tes les créateur·rice·s. En effet, publier un patron devient alors possible pour tout anonyme, en dehors des traditionnels magazines et revues que nos mères et grands-mères avaient pour habitude d’acheter et de s’échanger. Quant aux artisan·e·s de la laine et du fil, il est devenu possible d’être crédité·e·s par des tricoteur·se· en ajoutant ses références de laines dans une base de données aujourd’hui très exhaustive. Enfin, tous·tes les passionné·e·s de tricot ou de crochet ont pu y trouver un espace d’expression, de partage et surtout d’inspiration exceptionnel.
Parallèlement, les réseaux sociaux tels que Facebook et Instagram se sont placés comme des vecteurs d’expression jusqu’alors inexistants sur internet. Partager des photos, participer à des groupes de discussion, faire la rencontre virtuelle de milliers de tricoteur·se·s devenait alors possible, plus encore qu’avec les blogs et autres initiatives plus modestes telles que des forums de discussion spécialisés. Les tricoteuses et tricoteurs l'ont très rapidement compris et ont très tôt utilisé ces plateformes pour exprimer leur créativité.
Ainsi, dès le début des années 2000, et plus encore après 2010, les outils offerts par internet ont permis une véritable montée en compétences des tricoteur·se·s sur les techniques, la diversité des fils et laines à tricoter, ainsi que sur la variété incroyable de construction des vêtements. L’apprentissage et la transmission, initialement opérés par les membres de la famille ou l’entourage, sont ainsi rendus possibles sans aucune frontière, faisant émerger de nombreux talents, dignes héritiers d’Elizabeth Zimmermann. Des tendances se sont ainsi dessinées, avec des designers talentueux qui comptent aujourd’hui des centaines de milliers d’abonnés tels que Stephen West, revisitant chaque jour des techniques et repoussant les limites de l’imagination : des châles colorés aux formes dignes de tableaux, des jacquards aux messages engagés ou des vêtements inspirant les marques de prêt-à-porter ou de fast-fashion (doit-on mentionner les nombreux vols de modèles de designer de tricot pour créer des vêtements vendus par des marques peu vertueuses telles que Shein ou Wish ?).
Toutefois, l’accès aux ressources en ligne ne suffit pas à rassasier la soif de certain·e·s tricoteur·se·s. En effet, beaucoup sont à la recherche de rencontres réelles car rien ne vaut une discussion enflammée autour d’un café et d’un tricot. Un·e passionné·e de tricot ou de crochet en 2024 recherche donc des expériences hybrides : un large accès aux ressources en ligne, une connexion avec une communauté large au travers des réseaux sociaux, mais également des évènements et rencontres au-delà du virtuel, à l’image des camps organisés par Elizabeth Zimmermann (lire l’article à ce sujet).
C’est d'ailleurs ce constat qui m’a amenée à créer Papote & Pelote, un média spécialisé dans le tricot moderne et connecté, à la croisée de deux fibres : celle qui permet la connectivité dans nos foyers ainsi que celle que l’on tricote dans la vraie vie. Les outils tels que l'Annuaire et l'Agenda, largement utilisés et ayant permis de nombreuses rencontres réelles sont d'ailleurs le reflet de ce besoin.
Pour aller plus loin et rendre compte de cette évolution, j’ai lancé une enquête de grande ampleur visant à interroger les tricoteurs et tricoteuses connecté·e·s sur leur pratique, leurs usages actuels et les ressources en ligne qu’ils consomment. Si tu souhaites apporter ta contribution, je t’invite à répondre à un questionnaire qui me permettra d’actualiser les statistiques et d’apporter un regard neuf sur cette passion qui réunit des dizaines de milliers (ou plus encore ?) de passionné·e·s en France (et au-delà).
Cette étude statistique n’explorera pas les mêmes questions que l’étude mentionnée dans cet article, mais visera plutôt à décrire le nouveau paysage du tricot. Je me réjouis d’exploiter les données récoltées pour publier un dossier complet à ce sujet !
De l'étude Ipsos de 2007, qui laisse entrevoir une mutation de la perception du tricot par la population non initiée à cet art du fil, à l'avènement de Ravelry, nous pouvons observer une véritable révolution des tricoteur·se·s. Les réseaux sociaux amplifient la connectivité et les échanges au sein d’une communauté grandissante, offrant un espace mondial pour partager, inspirer et créer. Cependant, la soif de connexion va au-delà du virtuel et le besoin d’échanges humains demeure bien réel. Papote & Pelote se veut être un véritable acteur de la communauté interconnectée des tricoteur·se·s en rendant compte de sa richesse et de ses nouveaux usages et t’invite à participer à une étude de grande envergure, à laquelle près de 1000 personnes ont déjà pris part en répondant à nos questions.
Voudras-tu, toi aussi, ajouter ta pierre et l’édifice ? Rendez-vous dans quelques semaines pour un dossier complet qui, je l’espère, deviendra une référence pour tous ceux qui s’intéressent au sujet de la communauté virtuelle et réelle du tricot !